Fort-Royal (Martinique), 15 juin 1826


Mon très cher frère,

Les commencements sont pénibles en toutes choses. Dans les affaires ils sont pénibles même quand on réussit et à plus forte raison quand les marchandises que l'on tient sont sans demande. Je juge de ton pas celui où j 'étais dans mon début.
Du courage, très cher frère, insensiblement le travail et le temps aplanissent les difficultés qui paraissaient insurmontables au premier abord. L'économie du jour jointe à celle de la veille réunissent peu à peu des fonds qui mettent à même de spéculer librement.
Les premiers mille francs sont ordinairement plus difficiles à gagner que le reste de la fortune.

Tu me dit m'avoir écrit en novembre dernier; il faut que ta lettre se soit perdue parce que je n'ai pas reçu de lettre depuis celle où tu m'apprends que, dans l'espoir où tu es de prendre le cours des affaires de ton chef, Julien viendra me rejoindre et non pas toi.
Je ne te dissimulerai pas, très cher frère, combien je regrette de n'avoir pas pu donner mon consentement à ton départ lorsque tu demandais à venir me joindre. Si c'était maintenant, combien j'y consentirais avec joie! Depuis lors, mes affaires ont pris une tournure avantageuse. J'ai déjà gagné quelques moyens et j'ai l'espoir de gagner bien davantage, si Dieu me conserve ce que je possède.
L'espoir que j'avais de passer avec toi le temps que j'aurais pu rester dans les colonies, de nous sacrifier l'un pour l'autre, se trouve éteint: cela me cause, je te l'assure, de sincères regrets. Ce n'est pas pourtant que j'ai l'intention de te faire repentir de ce que tu as entrepris; au contraire, c'est pour te féliciter de la confiance que tu as inspirée, confiance bien méritée qui me prouve la perte que j'ai faite en ne pouvant t'attirer auprès de moi.
Il est avantageux pour toi d'avoir saisi ce parti, parce que si les colonies offrent plus de ressource, cet avantage ne peut pas être mis en balance avec la jouissance, la santé, la sécurité et les ressources qu'offrent en France une ville comme Lyon, surtout quand on y est connu comme tu es en même de l'être.

La perte de la lettre que tu dis m'avoir écrite en novembre m'a causé de grandes inquiétudes; tu pourras t'en convaincre si jamais tu lis la lettre que j'ai écrite à la maison depuis cette époque. J'ai longtemps cru que Julien était en route pour venir. Ne le voyant pas arriver, ne recevant pas de ses nouvelles, je me suis imaginé qu'il lui serait peut-être arrivé quelque malheur.
Toutes ces craintes, jointes à celle que je ne recevais plus de nouvelles de nulle part, n'étaient assurément pas faites pour me tranquilliser; et ce n'est qu'au bout de dix mois que ta lettre du 26 février et une lettre que j'ai reçue de la maison presque en même temps sont venues me tirer de cette pénible alternative.


Maintenant que la cause de tous ces contretemps m'est connue et que les circonstances actuelles me permettent d'offrir ce que je ne pouvais pas il y a un an, si notre frère Julien ne t'est pas d'une nécessité absolue, ou qu'il n'ait rien de mieux en vue, qu'il vienne, pourvu qu'il paye son passage, je me charge du reste.

A mon frère Julien

Très cher frère,

Ma mère chérie nous a portés ensemble neuf mois dans son sein. Compagnons inséparables dans notre enfance, nous avons été imbus des mêmes principes: devenir plus grands. Nous avons reçu les mêmes leçons. L'âge de dix neuf ans est venu nous séparer, il est vrai, mais depuis cette époque, si nous avons été séparés de corps, nous coeurs fraternels se sont toujours entendus; notre correspondance le prouve. Elle a toujours tendu à nous réunir.
Depuis longtemps, c'est-à-dire depuis que tu l'as désirée toi-même, je désire cette réunion; et si je l'ai retardée, c'est encore par amitié pour toi.
Aujourd'hui il ne dépend que de toi de réaliser nos voeux.
Je n'ai plus à t'opposer de conditions onéreuses pour nos parents. Je les prie de te donner l'argent de ton passage et leur consentement, je pense qu'ils ne te refuseront ni l'un ni l'autre. Hâte ce moment désiré et ne laisse pas passer le mois de septembre pour t'embarquer.
Apporte en habillement à peu près ce que je t'ai dit d'emporter dans ma dernière lettre. Si tu as quelque argent à employer choisis dans la liste que je t'ai donnée les objets qui te paraitront convenir le mieux.
N'oublie pas d'apporter pour toi deux bons et beaux chapeaux, un bon et fort parapluie, deux douzaines au moins de chemises de belle toile et une douzaine de toile de ménage pour la nuit.
Si tu peux penser à moi, apporte moi un parapluie et un chapeau: choisis le chapeau de forme petite, parce que ma tête l'est. Apporte peu de souliers.


Adresse-toi pour ton passage à Messieurs Julien frères, négociants rue Senac N°40 à Marseille. Ces Messieurs arment souvent pour la Martinique et ils me connaissent, surtout Monsieur Laurent Julien, qui vient tout récemment de quitter le Fort Royal, adresse-toi à lui de préférence, et il te rendra volontiers service.
Ne pars pas sans voir Monsieur Arnaud de St Donat, et fais prendre la commission pour ses neveux; ces messieurs attendent leur frère qui est en France: si vous pouviez vous rencontrer pour venir ensemble, ce serait avantageux pour l'un et pour l'autre.

Adieu mon très cher frère.
Croyez à ma sincère et tendre amitié, votre frère et ami,


Auguste Perriollat



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