[ Guadeloupe ], août 1849


A Monsieur le Président et à Messieurs les membres du conseil d'administration des Hospices Civils de la Ville de Lyon

Messieurs,

Je suis propriétaire à la Guadeloupe d'une plantation assez importante de rocouyers en plein rapport: cette habitation, cultivée par des Noirs jusqu'au moment de leur émancipation ayant été presque aussitôt abandonnée par eux, j'ai eu l'idée de leur substituer des cultivateurs européens, et c'est dans ce but que je suis venu en France.

J'avais besoin, pour l'exécution de de ce projet, du concours de la Métropole; une demande que j'ai adressée au Ministre de la Marine à cet effet ayant été favorablement accueillie, je dus m'informer du Chef de Bureau de l'Industrie et du Commerce, avec lequel je fus mis en rapport, si au nombre des cultivateurs que j'avais à recruter je pourrais y comprendre des enfants des hospices en plus ou moins grand nombre.
Cette idée, Messieurs, fut trouvée bonne par ce Chef du Bureau, représentant dans cette circonstance le ministre alors malade, et il me promit que je pourrais compter sur l'intervention du Ministère de la Marine, dans le cas où après être tombé d'accord avec l'administration des hospices d'une des villes de la République, j'aurais besoin d'une autorisation spéciale du Ministre de l'Intérieur pour les embarquer.
Je n'hésitai pas à donner la préférence aux Hospices de la Ville de Lyon, d'abord parce que j'y ai un frère dans le commerce, qui pourrait au besoin répondre pour moi, et qu'ensuite cette ville est l'une des plus voisines du département de la Drôme, mon pays natal.

La culture du rocouyer, Messieurs, peu connue aux colonies autres que la Guyane, est sans contredit la culture la moins pénible des colonies . La fabrication de ses produits, du rocou, dis-je, qui donnait beaucoup de peine autrefois, est aujourd'hui réduite à zéro par l'emploi d'un système de machines appropriées à la chose.
Cette culture est surtout des plus convenables pour être entreprise par des cultivateurs européens, attendu que cet arbrisseau qui craint la sécheresse ne peut réussir que dans les hauteurs où la température est assez fraîche pour être hors de l'atteinte des fièvres plus ou moins fréquentes et dangereuses sur les bors de la mer des Antilles.

Outre ces avantages, Messieurs, mon habitation a encore celui d'être placée dans une gorge entre deux mornes qui l'isolent des habitations voisines, situation qui favorise singulièrement l'exécution du projet que j'ai conçu de la peupler d'Européens; d'être fertile, bien arrosée, de n'être quà huit kilomètres de la Basse-Terre, capitale de l'Isle, qu'à quatre de la mer, et à trois de l'église de ma paroisse, les Vieux Habitants.

Outre le rocouyer qui est ma principale culture, je cultive aussi en fait des produits exportables, le caféier et le cacaotier, et je pourrais cultiver également, mais comme accessoire, les épices telles que le giroflier, le poivrier, le muscadier, le vanillier même dont j'ai des souches de reproduction.
Si j'en ai négligé la propagation, c'est à cause de la grande difficulté qu'on avait aux colonies pour obtenir des Noirs, qui ne font rien sans y être forcés et contraints; les soins minutieux que ces arbrisseaux exigent, avec des travailleurs européens, cela serait bien différent.

J'ai aussi le projet de m'occuper de la culture des plantes oléagineuses, trop négligées aux colonies jusqu'à ce jour.
Parmi ces plantes on compte au premier rang la pistache, le ricin ou Palma Christi, et la sésame.

Mais ce qui réclamera surtout ma sollicitude, ce sont les productions du pays indispensables à la nourriture des cultivateurs: ces productions sont des plus variées. Les plus appréciées sont le gros maïs qui, réduit en farine, fait la base de la nourriture de presque tous les pays méridionaux, les bananes appelées la manne céleste, la farine de manioc provenant d'une racine qui elle aussi se réduit en fécule, et cette fécule mélangée par égale quantité avec de la farine de froment done un pain exquis.
Il y a une foule d'autres racines ou tubercules, telles sont l'igname, la patate douce, le madère, le malanga, etc...
Nous avons aussi les légumes originaires des pays froids: tous ceux qui se cultivent en terre européenne réussissent parfaitement aux colonies.
Nous ne manquons pas non plus des fruits et des plus variés: aucune propriété n'en produit plus que la mienne.
En voici la raison: c'est que cette propriété se compose de cinq habitations que j'ai réunies, et qui très florissantes autrefois avaient chacune leur verger que je me suis bien gardé de détruire. En un mot, je possède des terres sur lesquelles cent cinquante Noirs et cinq familles de propriétaires trouvaient, il y a quelques années, une existence assurée.
Faute de bras, la majeure partie de ces terres est aujourd'hui improductive.
Cependant, en dehors d'une vingtaine d'hectares de terre couverte de rocouyers, j'ai assez de surface en prairies naturelles ou savanes pour nourrir un bon nombre de vaches, de bêtes de somme, et de trait, et plusieurs troupeaux de toutes espèces: c'est dans la reproduction de ces derniers que j'espère surtout trouver les ressources pour nourrir nos travailleurs.
Puis nous aurons une bonne et nombreuse basse-cour, cochons, volailles, lapins, tout cela vient à souhait; et avec des travailleurs européens qui élèveront ces petits animaux pour s'en nourrir, les soins ne manqueront pas.

Voilà, Messieurs, la description de l'état de salubrité, du genre de culture et des ressources du pays et de l'habitation sur laquelle je dois établir les cultivateurs que je viens demander à la France.
Vous remarquerez, sans doute, que dans un tel pays favorisé par un printemps continuel et où la terre est si fertile qu'une journée de travail par semaine suffit aux besoins matériels de ceux qui la cultivent, des cultivateurs tant soit peu laborieux ne peuvent jamais y être sans avenir, en sortant au bout de six à huit ans d'une habitation où ils se seront occupés de toutes les cultures, dans le cas où il leur conviendrait de s'y fixer.

Vous me demanderez, Messieurs, et vous en avez le droit, si les garanties morales et religieuses que j'offre sont aussi satisfaisantes.
A cela je vous répondrai qu'élevé au sein d'une famille honnête du département de la Drôme, je n'ai jamais perdu de vue les principes dont j'ai été nourri.
Quant à l'exécution des autres engagements que j'aurais à prendre avec l'administration des hospices, si vous vous décidez à me confier un certain nombre d'enfants, outre la lettre ministérielle dont je suis porteur, qui doit être une garantie pour vous, Messieurs, que je suis en mesure de remplir ces engagements, je vous offre celle de mon frère, commerçant dans votre ville.

Quant à la surveillance que vous devrez exercer ou faire exercer sur ces jeunes gens, nous avons dans nos communes aux colonies, comme en France, un curé, un maire, un bureau de bienfaisance, à la Basse-Terre un juge de paix, des magistrats que vous pourrez investir de ce soin.
J'ai obtenu du gouvernement une allocation de passage pour trente personnes. S'il vous convient, Messieurs, de nous confier un pareil nombre d'enfants de nos hospices, je ne m'adresserai pas ailleurs.
Je désire qu'ils soient âgés de douze à quatorze ans, qu'ils aient fait leur première communion, et qu'ils aient été élevés à la campagne. S'il s'en trouvait dans le nombre de plus âgés de quelques années, ils seraient bien accueillis. J'accueillerais aussi parmi eux un ouvrier maçon et un ouvrier charpentier plus ou moins habiles.
Voici mes offres:
Cinquante francs par an pour les enfants de douze à quinze ans, cent francs par an pour ceux de seize et dix-sept ans, cent cinquante francs pour ceux de dix-huit et au-delà; avec la nourriture, l'entretien, et le logement.
Je délivrerai en recevant ces enfants un trousseau composé de:
3 chemises /
1 blouse / en coton ou ginger
4 pantalons en toile
1 veste d'été
1 veste ou casaque en laine pour la saison des pluies
1 bonnet
1 chapeau
1 paire de souliers par an
1 hamac pour le coucher
Ces effets seront remplacés au besoin.
La nourriture sera saine et abondante; mais pas de vin si ce n'est en cas de maladie, dont tous les frais sont à ma charge.
Les gages ne seront sujets à aucune retenue, et payables entre les mains de l'administration, si elle le juge à propos, à l'expiration de chaque année.
Pour le rapatriement à leur majorité, je prends l'engagement de m'en entendre avec le Ministère de la Marine, et de supporter les frais que leur passage occasionnera.

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Auguste Perriollat



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