Petit Bourg de la Rivière Salée (Martinique), 11 mai 1846


Mon cher Théodore et bien-aimé frère,

Vingt deux ans se sont écoulés depuis notre séparation, et malgré ce long espace de temps et toutes les peines et les vicissitudes qui sont venues le traverser, il me semble que c'est tout récemment que nous nous sommes quittés, au moment où je te laissai à Lyon au milieu de tes affaires et tout livré à ton commerce.
Peut-être aurais-je mieux fait de ne jamais m'éloigner de toi, mais telle était ma destinée et il a bien fallu que je la suive.
Je viens donc, mon cher Théodore, lier de nouveau avec toi une correspondance que j'aurais bien fait de commencer et d'entretenir depuis bien des années.

De grands malheurs, des peines de tous les genres, une position continuellement plus que douteuse, ont été les principaux motifs qui me dictaient les raisons qui me condamnaient au silence. Je suis aujourd'hui aussi loin d'être dans une position brillante. Je continue à faire comme je l'ai toujours fait, de travailler à me la rendre indépendante, et ne sais si, et quand je pourrai atteindre mon but.
Ma position dans la société depuis quinze mois a changé. J'ai pris le parti d'accepter la chaîne du mariage et toutes ses charges. J'en ai de même avec satisfaction accepté tous les agréments et j'ai depuis cinq mois la satisfaction d'être père d'un gros garçon;
me voilà donc en famille , et je crois devoir me multiplier pour tâcher d'agrandir ma position et subvenir à tous les besoins que me réclame cet état de choses.

Notre frère Auguste, qui vient de me quitter pour se rendre à la Guadeloupe où il habite depuis douze ans, a nommé mon enfant, il est donc son parrain et pourra au besoin lui tenir lieu de père, si quelque circonstance malheureuse réclamait de lui ce service.
Nos rapports d'intérêt et d'intime amitié n'ont cessé de nous unir malgré notre séparation depuis notre séjour dans les colonies. Notre correspondance toujours intime et de plus amicale, et de temps à autre quelques voyages qu'il a faits pour venir me visiter ont toujours entretenu entre nous les rapports les plus agréables et les plus amicaux; nous continuons d'être ensemble comme doivent l'être deux frères qui s'aiment plus étroitement encore que peuvent s'aimer deux frères.
Je l'ai quitté mardi passé à St Pierre où je l'ai accompagné, et et il doit être revenu chez lui depuis plusieurs jours.
Guère plus heureux en fortune que moi, notre frère Auguste a de moins en moins à se plaindre de ses caprices, et s'est donné bien moins de peines pour arriver à un même résultat. Nous ne sommes riches ni l'un ni l'autre, cependant l'un et l'autre nous travaillons à nous faire une position, à nous créer les besoins de nous mettre au-dessus des besoins; liés par l'amitié, liés par les intérêts, nous nous faisons part de nos peines et tâchons de nous entr'aider.
Mon frère Auguste a moins de charges que moi, puisqu'il est garçon, cependant comme moi il a des besoins auxquels il faut absolument qu'il subvienne.
Je ne puis te donner un détail et des renseignements sur mon industrie, elle s'exerce un peu sur tout. Je suis fabricant de ratafia et ai sur ma propriété une embarcation faisant le transport de denrées coloniales et du sirop de mélasse servant d'aliment à ma distillerie. Je fais aussi un peu de commerce de bois pour la construction.Et avec tout cela je suis loin d'être riche, je passe pour être aisé et suis loin de l'être. Je tâche de faire mes affaires et de me débrouiller.
Mais qu'est-il possible de faire avec un système de gouvernement comme celui que nous avons, et encore quelues années et nous aurons bien travaillé pour être ruinés à tout jamais.

Ma femme m'a apporté en dot une partie de cafeterie, la plus belle de l'isle, ayant cent et quelques nègres en population.
Mais quel profit peut-on faire sur des propriétés qui par l'injustice du gouvernement ne sont plus comptées pour rien depuis que l'on nous menace tous les jours d'une émancipation générale et sans indemnité? Peut-il exister quelque chose de plus monstrueusement injuste de la part d'un gouvernement qui nous a garanti nos propriétés?

Je fabrique dans l'année environ cent soixante et quinze mille litres de rhum;
si je pouvais prévoir que tu trouverais le placement d'une partie de cette année, je me ferais un vrai plaisir de me lier d'intérêt avec toi et de t'en faire de temps à autre quelques envois.
Je recevrai en retour soit foulards de soie, soit quelque autre objet de mode dont le transport peu coûteux et les objets bien choisis me donneraient les moyens de me tirer du (pair?) et me donneraient quelques bénéfices; je pourrais joindre à cela quelques barils de café que je pourrais aussi t'envoyer.
Joins aussi un mot de réponse pour le (...) anglais, je suis un peu pris au dépourvu pour le moment, cependant je te prie de croire que par la première bonne occasion je me ferai un plaisir de t'envoyer un baril de 180 (...) café et un (...) de rhum de ma fabrique.

Tu te souviendras de dire bien des choses à tous les membres de la famille pour moi, car je n'écris par cette occasion qu'à toi.

Je ne t'ai pas encore parlé de ta famille, je sais que tu es père de plusieurs enfants . J'ai appris dans le temps que tu t'étais uni à Mademoiselle Charpillon. J'ai connu dans le temps son père, et un peu son frère, qui étaient comme toi dans le commerce de la soierie; fais je te prie agréer à Madame Perriollat, ma belle-soeur, mes respectueux hommages et amicales salutations pour moi, ainsi qu'à tous tes enfants à qui je désire plus de bonheur qu'à moi.
Combien je serais heureux si je pouvais espérer de vous voir!

Je t'écris au milieu du brouhaha d'un tumulte de nègres et d'affaires et très pressé, j'écris mal, tâche de me lire et de me comprendre, pressé par mes autres occupations qui me réclament, je suis bref et finis sans trop savoir ce que j'écris, supplée à mon manque de logique et de réflexion.
Ma femme et mon enfant vont assez bien, quoiqu'éloignés de moi de deux lieues et sur l'habitation; je les ai vus hier. Reçois leurs caresses pour toi et les tiens.

Je t'embrasse ainsi que toute ta famille et te prie de croire à tout l'attachement et à l'affection de ton bien dévoué et tant affectueux frère et sincère ami de coeur


Julien Perriollat



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