Saint-Pierre (Martinique), 15 août 1832


Très cher Papa et très chère Maman,

Pardonnez si jusqu'ici je vous ai laissés aussi longtemps privés de mes lettres, et veuillez malgré mes torts ne pas m'en attribuer tout le blâme. Il est vrai, depuis mon arrivée et pendant mon séjour dans ce malheureux et trop beau pays que l'on nomme la Martinique, je vous ai peu fait parvenir de mes lettres.
Mais qu'était-il besoin de vous écrire, et de mettre à votre connaissance des choses qui n'auraient pu que vous faire de la peine? D'un côté j'étais certain que mon frère vous écrivait assez régulièrement, et et que par son entremise nous échangions réciproquement vos nouvelles. De l'autre, je n'aurais eu qu'à vous entretenir de pertes considérables, de contrariétés sans nombre, et de désagréments qui de part et d'autre semblaient m'obséder tous les jours et m'anéantir sous leurs coups.

Souvent, chers parents, vous qui occupez à si juste titre la première place dans mon coeur, vous qui êtes constamment présents à mon souvenir, et qui avez tout de droit à ma reconnaissance, souvent, dis-je, j'ai pris la plume pour vous satisfaire, et soulager le besoin bien pressant que j'avais de m'entretenir quelques instants avec vous.
Mais dès que mes idées se reportaient sur tout ce que j'étais obligé de vous apprendre de désagréable en vous écrivant, tant pour vous donner des détails sur ma position commerciale que sur toutes les affaires en général de la colonie, la plume m'échappait des mains, mon coeur se serrait, et malgré mes bonnes intentions j'étais obligé de renoncer à mon projet, dans l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir tracer quelques lignes.

Depuis presque environ quatre ans, les jours, les mois et les ans ne m'ont apporté successivement que des revers et des pertes.
En mars 1828 ont commencé mes peines: le malheureux naufrage où j'ai resté pendant quatorze jours à errer par l'immensité des mers, sans nourriture, sans eau, dans le plus grand dénuement, livré avec quatorze nègres; ma propriété à la fureur des flots, aux intempéries de la mer et des vents, décharné, à toutes les rigueurs de la faim la plus puissante et d'une soif dévorante pour le ciel brûlant de l'équateur.
Ce moment a été le signal de mes infortunes, après avoir perdu dans ce cruel trajet mon embarcation, six nègres morts d'inanition et de faim, deux mois de travail et des dépenses énormes et dans le courant de l'année le restant des onze nègres qui formaient l'équipage de mon embarcation, qui six mois auparavant m'avait coûté trente trois mille francs (ou 63000 livres coloniales).

Après m'en être moi-même échappé et en avoir été quitte pour la peur et les souffrances, événement dont je conserverai longtemps le souvenir., je semblais pendant le cours de cette année et l'année suivante me relever de ce coup désastreux et ruineux pour un début. Je réparais mes pertes, mes affaires se rétablissaient et paraissaient me promettre un avenir plus heureux, quand à mes anciens revers vinrent s'en joindre d'autres qui, quoique moins considérables que les premiers, se succédant alternativement, m'ont presque mis dans l'impossibilité de pouvoir les surmonter.
Victime de ma bonne fée et de mon trop de confiance, beaucoup de sommes plus ou moins considérables, et qui m'étaient dûes par diverses personnes, ont été la majeure partie presque entièrement perdue pour moi, tant par le départ clandestin de quelques unes que par la misère et la mauvaise volonté des autres qui, ne m'ayant pas toujours à leur suite pour les presser, n'ont plus été plus tard dans la possibilité de me payer.

Obligé de quitter le Fort Royal, lieu de ma résidence et foyer de mes affaires, pour venir joindre mon frère, qui depuis environ quinze mois s'était fixé à St Pierre, conduit par ses affaires, atteint d'une dysenterie, voyez-le malade, souffrant, inquiet, dépensant énormément d'argent sans résultat, pour guérir cette malheureuse maladie qu'il n'est parvenu à guérir radicalement qu'après deux ans de souffrances.
Ajoutez à cet état de malaise les tracasseries sans nombre, les injustices les plus arbitraires, auxquelles il a été en butte à cause de ses relations avec les diverses administrations.


Toutes ces circonstances étaient, je pense, plus que suffisantes pour m'arrêter et vous laisser ignorer ces choses, qui exposées à votre connaissance ne peuvent que vous faire de la peine.
Ne croyez pas, chers parents, que je sois dans l'intention d'émouvoir votre sensibilité et de vous affecter sur notre position si je soumets à vos réflexions tous les détails renfermés dans cet exposé. Le tableau, tant volumineux qu'il puisse vous paraître, n'en est point exagéré, et ne renferme que le précis peu développé de divers incidents que nous avons rencontrés jusqu'ici et qui ont suspendu notre marche. Ils commandent, je pense, quelque indulgence, et si vous pénétrez la raison qui m'a forcé d'être aussi circonspect, vous accueillerez la conduite que j'ai tenue en ne pas vous écrivant aussi souvent que j'aurais dû le faire, et que j'en ai eu le désir eu égard à tous ces motifs; vous autorisez, je pense, ma conduite et m'accordez justification pleine et entière avec cette faible partie de mes revers et de mes pertes superficiellement ébauchée.

Voyez-moi dans ce conflit de vicissitudes humaines, toujours jouissant d'une bonne santé, toujours égal de caractère, tantôt rêveur, tantôt distrait, commandant aux circonstances en philosophe dans le malheur et sachant toujours prendre mon mal en patience sans m'épouvanter des peines qui peuvent en être le résultat.

Mon frère qui, par la position dans laquelle je l'ai trouvé en arrivant dans ce pays ici, est plus à plaindre des ravages de la fortune que moi tant à cause de sa maladie qu'à cause des pertes qu'il a éprouvées, paraît aujourd'hui être moins en butte à ses coups; elle semble vouloir se décider et lui sourire, chargé pour la Guadeloupe, colonie voisine, de procuration et pouvoir les plus étendus, pour aller gérer gouverner et administrer une propriété considérable et estimée d'après inventaire à près d'un million de francs.

Il va partir pour quelques jours pour en prendre les rennes et remplacer les propriétaires qui sont l'un en voyage à Paris et les autres deux dans la colonie.

Cette préparation sera certainement dure et pénible, pour tous les deux, étant aussi attachés l'un à l'autre que nous le sommes, et ayant contracté l'habitude de nous voir et de nous consulter pour toutes nos affaires et de nous échanger réciproquement des conseils, que faire, la dure nécessité commande, il lui faut obéir.

J'éprouve du moins la satisfaction de voir mon frère au sortir d'une maladie aussi longue, jouir maintenant d'une belle santé, appelé à cette administration par les avantages les plus considérables, et qui lui a été offerte sans la rechercher, et l'emportant sur un nombre considérable de solliciteurs qui la réclamaient; preuve certaine que malgré nos revers, nous jouissons encore dans l'opinion des personnes bien pensantes de quelque considération.

Rien ne se présente encore pour moi, cependant je pense pouvoir au moyen de mon travail et de mon industrie me tirer de ce mauvais pas où je me trouve enfoncé, et ma position ne me fait nullement de la peine.

C'est assez, cher Papa et chère Maman, vous entretenir de ce (...) réponse, quoique j'eusse encore beaucoup de choses à vous dire avant de tarir sur ce chapitre.
Permettez-moi de vous manifester toute la satisfaction que j'éprouve, de l'heureuse nouvelle qui m'apprend que vous jouissez tous d'une bonne santé et que notre papa n'a as eu de douleurs de goutte cette année.
J'ai appris avec une peine bien sensible que notre Maman a fait une rude maladie cet hiver passé. Cette circonstance me fait ressentir plus vivement encore tout le noir de ma pénible position en pensant qu'elle m'a mise jusqu'aujourd'hui dans l'impossibilité de pouvoir vos faire parvenir un petit baril de café, du bon Martinique, que vous aimez et qui vous fait du bien, et vous devient par conséquent indispensable.
Les affaires sont si chanceuses dans ce malheureux pays que l'on ne peut compter sur rien de solide.

Evitez, cher Papa, les fatigues, les peines et l'humidité, si contraires à cette douloureuse maladie que l'on appelle la goutte et laquelle pour tout au monde je ne voudrais avoir à endurer.
Ménagez-vous, bien chers parents, et conservez vos jours pour que vos chers enfants de la Martinique puissent jouir du plaisir de vous embrasser et de vous serrer sur leur coeur. Ce moment me paraît encore loin, mais ne désespérons de rien.

Je ne chercherai pas à vous entretenir des nouvelles politiques de la Martinique, elles sont trop insignifiantes et vous présenteraient trop peu d'intérêt. Je vous dirai cependant en passant que ce malheureux et trop beau pays que nous habiutons perd tous les jours de sa bonté et de sa consistance, et oublié de l'univers entier il finira par se perdre entièrement.

Veuillez, chers parents, vous charger pour nous de dire mille choses affectueuses à tous nos frères et soeurs, Baptiste et sa femme, Xavier et sa femme, Monier et la sienne, et à notre frère Eugène.
Je ne vous cite ni Maurice ni Théodore, je leur écris en même temps.
Dites-leur à tous que, ne pouvant les embrasser en réalité, nous le faisons en imagination, et vous prions d'y suppléer.
Dites bien des choses à tous les parents et connaissances qui voudront bien vous parler de nous. Veuillez de même ne pas nous oublier auprès de nos bonnes tantes de Valence et de notre intéressante soeur Gabrielle, dites-leur que nous pensons souvent à elle et toujours avec un nouveau plaisir.

Nous avons reçu il y a quelques jours des nouvelles de notre frère Théodore. Je suis on ne peut plus satisfait que ses affaires prospèrent et que ses peines et ses travaux soient couronnés de quelques succès.
Nus avons de même reçu une lettre de Maurice et c'est celle qui nous apprend l'agréable nouvelle que vous allez tous bien.
Tous nos frères se joignent à leurs femmes pour vous embrasser.
Nous, jusqu'ici, nous sommes privés de la consolation d'avoir pu joindre quelqu'un pour vous témoigner notre attachement et notre sincère amitié. Pour se marier avantageusement, il faut avoir l'apparence de la fortune, et le faire pour un grand avantage. Je vous dirai cependant en passant que je crois ne pas espérer plus de bonheur en amour qu'en affaires.Quelques démarches hasardeuses à cet effet ayant été infructueuses et sans résultat pour vous donner d'autres détails, je prends le gage de m'en tenir là en attendant.

Nous faisons toujours les voeux les plus sincères pour votre heureuse conservation et la prolongation de vos jours qui nous est si chère, et vous prions de vouloir bien nous aimer autant que nous vous aimons.
Vos bien dévoués et attachés fils.


Julien Perriollat          Auguste Perriollat

Mon adresse à la Guadeloupe: Julien Perriollat, fondé de pouvoir des héritiers Lepelletier de Liancourt, sur la sucrerie dite le Beausoleil près la Basseterre, Guadeloupe.



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