Fort-Royal (Martinique), 24 mai 1828


Très chers parents,

Trouvant une occasion favorable pour vous faire parvenir nos nouvelles, je l'ai saisie avec empressement. Monsieur Arnaud, qui depuis deux mois est arrivé à la Martinique, nous a donné de vos nouvelles, par lesquelles nous apprenons avec plaisir que vous vous portez bien et que le papa a moins souffert de la goutte cette année passée que les années précédentes.
Je désire de tout mon coeur que que ce mieux se continue et que ces indispositions avec le temps disparaissent entièrement, et vous, ma bonne Maman, ménagez-vous; conservez votre santé pour que vos chers enfants puissent un jour aller partager avec vous le fruit de leurs travaux et de leurs peines.
Ces moments se trouvent malheureusement un peu reculés et la fortune se rit souvent de nos efforts (...) fait au moment où l'on met tout en oeuvre pour la rendre favorable.

Nulle part l'homme n'est à l'abri des malheurs sans nombre qui font chuter (...). Nous venons d'en faire mon frère et moi la triste expérience.
Je vais vous en donner un petit détail; cependant rassurez-vous le mal n'est pas bien grand, nous vivons tous les deux et nous jouissons tous les deux de la meilleure santé, avec un (....) on est loin d'être malheureux.

Le deux mars, jour de l'arrivée de Monsieur Arnaud, je revenais de Fort-Royal où j'avais été la veille pour passer la journée du dimanche avec mon frère et, me rendant à Saint Pierre où depuis quelque temps je demeurais, m'étant embarqué vers les huit heures du soir dans un de mes gros bois avec quatorze de mes nègres, je fus saisi par un coup de vent au milieu de ma route et jeté en pleine mer, et malgré tous les efforts imaginables il me fut impossible de pouvoir regagner la terre.
Battu par la mer et par le vent, j'ai resté quatorze jours dans cette triste situation, manquant de toute espèce de secours humain.
N'ayant à bord de mon embarcation pour tout vivre que quelques misérables racines,j'ai resté moi-même tout le temps de ma malheureuse traversée sans boire et onze jours sans approcher aucune espèce d'aliment de mer.
Le Ciel qui dans ce moment veillait sur moi m'a conduit aux dernières extrémités de la (...) en me faisant éprouver jusqu'à quel point un homme peut souffrir.

J'ai perdu mon embarcation avec cinq de mes nègres, et si j'existe encore, je le dois aux secours d'en haut et à la force de mon tempérament.
Mon frère, non moins malheureux que moi dans cette circonstance, a perdu dans la même soirée une de ses embarcations avec onze nègres formant son équipage, avec le double regret de voir disparaître au même moment son frère bien aimé, son embarcation et la mienne.
Sans se décourager par ce double malheur, mon frère aussitôt la nouvelle de ce malheureux accident fut tout de suite trouvé le Gouverneur et fit mettre à sa disposition deux bâtiments de l'état pour aller à ma recherche et s'embarqua lui-même dans un.
Le principe de ces recherches a été dans les premiers temps malheureusement infructueux et ce n'est qu'au trentième jour que je manquais de la Martinique que j'ai été assez heureux pour être retrouvé par mon frère à quatre cent lieux de notre résidence; et c'est dans une île déserte presque dans toute son étendue que j'ai été rejoint par mon frère.

J'ai sauvé neuf de mes nègres, et mon frère a perdu son gros bois mais il est parvenu en donnant quatre mille francs aux personnes qui ont sauvé ses nègres de les réavoir.
Enfin ce n'est qu'après deux mois d'absence que nous avons pu rejoindre la Martinique, abandonnant nos affaires entre les mains des étrangers qui généralement nous regrettaient et plaignaient notre malheureux sort, et qui nous ont vus arriver avec la plus agréable surprise.


Enfin, chers parents,engagé par le Gouverneur qui a plaint sincèrement notre sort à faire imprimer mon naufrage et mes malheurs, ainsi que le voyage de mon frère, nous vous en ferons passer aux premiers jours les détails.

Nous continuons de travailler à l'envi pour réparer nos pertes et remplir nos engagements et j'espère que dans quelques années nous aurons oublié ces malheurs et ces pertes.
Que cette nouvelle, quoique défavorable, ne vous fasse, chers parents, aucune peine; personne ici bas n'est à l'abri du malheur et personne ne sait mieux les supporter que moi.
J'aurais sans ce malheureux inconvénient pu gagner cette année quelque chose; Dieu en a disposé différemment, eh bien que sa volonté soit faite; ce que nous n'avons pu faire cette année, nous le ferons avec son secours l'année prochaine.

Ce qui me fait le plus de peine, c'est que je ne puis aujourd'hui profiter de l'occasion de Monsieur Arnaud qui s'en va par cause de maladie en France avec sa famille, sans faire parvenir les intérêts que je dois à mon Papa. mais je ne crois pas que vous en (...) ce malheureux voyage m'ayant empêché de faire ma rentrée.
Je lui ferai passer cela au premier jour.

Rien de nouveau à vous apprendre si ce n'est que les temps ne sont pas heureux et que la colonie devient chaque jour plus mauvaise.

Veuillez, chers parents, faire parvenir (...) à tous nos parents sans leur parler de nos malheurs.
Mille choses à tous nos frères réunis; exprimez-leur combien le moment sera doux quand nous serons réunis auprès de vous tous ensemble.
Veuillez faire passer ma nouvelle aux tantes de Valence et à toute la famille; que vous tous soyez sans inquiétude sur notre compte. Partout on peut être malheureux, et dans ces circonstances il ne faut que du courage et de la fermeté.

Adieu chers parents, ménagez encore une fois votre santé; je me joins à mon frère qui dans quelques jours vous écrira lui-même pour vous souhaiter non la fortune, parce que vous n'en avez pas l'ambition, mais la santé et le bonheur qui sont les premiers biens.

Recevez les embrassements de vos chers enfants et croyez à l'amitié et au respect de coeur les plus sincères et les plus affectionnés
Vos tous dévoués fils pour la vie


Julien Perriollat

P.S. bien des choses à tous nos frères en particulier ainsi qu'à nos soeurs. Je vous écris à la hâte parce que Arnaud s'embarque à l'heure même et que je n'ai que le temps de vous mettre deux mots qui sont très mal soignés.



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