Les amants d'Irigny
Un double suicide en 1770

   A votre sang mêlons nos pleurs,
Attendrissons-nous d’âge en âge
Sur vos amours et vos malheurs ;
Mais admirons votre courage.

Fin tragique de Thérèse et de Faldonin, dessin de Jubany, lithographie de Brunet.
Estampe N°678, Bib. de la Part-Dieu, Lyon.
   Ci-gisent deux amants, l'un pour l'autre ils vécurent
L'un pour l'autre ils sont morts et les lois en murmurent
La simple piété n'y trouve qu'un forfait
Le sentiment admire et la raison se tait.

Le 30 mai 1770, Gian Faldoni et Marie Lortet se suicidaient ensemble dans la chapelle de Selettes, dans la commune d'Irigny (Rhône).

Qui étaient-ils?

Thérèse Lortet était, en cette année 1770, une jeune fille de 19 ans. Elle vivait avec ses parents, Pierre Meunier dit Lortet (ou Lortet dit Meunier, selon les sources...) et Claudine Girardin, qui tenaient à Lyon l'Hôtel de Notre-Dame-de-Pitié, rue de la Sirène (quartier de l'actuelle rue Edouard-Herriot).

Gian Faldoni était, lui, un italien de 32 ans, "haut de six pieds et d'une force redoutable". Maître d'armes, il était connu comme l'un des meilleurs tireurs de son temps:

"Le chevalier de Saint-Georges, né en Guadeloupe, Faldoni, Angelo et le chevalier d'Eon comptent parmi les plus brillants escrimeurs de l'époque" [Source]

"En 1766 sa célébrité comme un escrimeur était telle qu'un jeune Italien ambitieux escrimeur, Faldoni, voyagé à Paris pour défier Saint-Georges à un concours" [Source]

Il avait en effet à cette occasion battu le fameux épéiste Joseph Boulogne, Chevalier de Saint-Georges, au cours d'un combat auquel assistait Louis XV ainsi que toute la cour. A la suite de cette victoire, il avait obtenu du Roi l'autorisation d'ouvrir une salle d'armes à Lyon ; avant de trouver un logement à son goût, il s'installa à l'Hôtel de Notre-Dame-de-Pitié, et c'est là qu'il devait rencontrer Thérèse...

L'inventaire du logis de Faldoni à Lyon, établi avec les experts de la sénéchaussée en juin 1770 (AD Rhône, série B) nous apprend que "ce logis était situé rue de l'Arbre Sec, au premier étage d'une maison appartenant au sieur Joyard (parent du sieur Pierre Meunier Lortet) ; la chambre (qui servait à Faldoni à enseigner à tirer) prenait ses jours sur la rue Pizay. Lors de l'inventaire on y mentionne la présence de dix fleurets en bon état et de dix autres cassés, un fusil de chasse à un coup, une épée la poignée en or. L'ameublement de son cabinet qui lui sert de chambre est d'une extrème simplicité. Par contre Faldoni dispose d'un étonnant luxe vestimentaire : une dizaine de costumes, dont l'un où la culotte comporte boutons et jarretières en argent, est estimé 24 livres et deux autres avec boutons en or, sont estimés 76 livres..."]

Une courte idylle lyonnaise

Très vite, Thérèse et Gian tombèrent amoureux l'un de l'autre. Malheureusement, le père de Thérèse avait d'autres projets pour sa fille et s'opposa à leurs voeux.

Pour assombrir encore cette histoire naissante, Faldoni fut victime, à la suite d'un effort violent effectué lors d'un exercice, d'un accident vasculaire cérébral dont le pronostic établi par les médecins semblait fort sombre : il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre...

Le drame à Irigny

Thérèse et Gian refusèrent la réalité, ne pouvant se résoudre, elle à vivre sans lui, lui à la laisser appartenir à un autre. L'idée du double suicide se précisa...

Le Journal Encyclopédique de juin 1770 racontera, sous le titre "Double meurtre entre amant et maîtresse":

 
 
"Dans un moment d'abandon et de détresse, il lui fait répéter plusieurs fois que sans lui la vie lui serait odieuse, alors tirant de sa poche un flacon, "c'est du poison", dit-il et il l'avale. Son amante éperdue lui arrache le reste et le boit avec avidité. Alors il lui avoue qu'il n'a voulu qu'éprouver son amour et son courage."
 
 

Leur suicide est décidé. Faldoni feint de suivre les conseils de ses amis qui l'enjoignaient d'aller se reposer à la campagne. De son côté, Thérèse demande à ses parents l'autorisation d'aller calmer sa peine dans leur résidence secondaire d'Irigny, sur les bords du Rhône ; résidence appartenant aux Pères Jésuites et louée à la famille Lortet. Faldoni l'y retrouve ; il a apporté deux pistolets... Thérèse écrit à sa mère pour lui faire ses adieux.

Après avoir éloigné les domestiques, les deux amants s'enferment dans la chapelle de la maison. Ils se lient ensemble par le bras gauche avec un ruban dont chacune des extrémités est attachée à la détente de deux pistolets. Puis s'étant agenouillés au-devant de l'autel et ayant chacun appuyé leur pistolet sur le coeur, à la même seconde en tirant ensemble sur le ruban, ils se donnent mutuellement la mort ...

La mère de Thérèse arrive trop tard : c'est elle qui découvrira les deux corps, "Thèrèse les yeux bandés avec un mouchoir, ledit Faldoni la tête couverte du coin de sa redingote... "

Le Journal Encyclopédique conclut:

 
 
"Ce misérable, qui a entraîné à un si cruel sacrifice une victime digne d'un meilleur sort, avait trente ans, et son amante à peine vingt. Cette scène tragique a transpiré, et la justice a été envoyée sur les lieux pour faire exhumer ces deux cadavres."
 
 

L'inhumation aura lieu à Irigny le 30 mai 1770:

en vertu de l'ordonance cy jointe en date de ce jour trentieme may mil sept cent soixante et dix, rendue par monsieur le juge de la juridiction d'Irigny, nous soussignés vicaire de ladite parroisse d'Irigny avons inhumé le même jour etan que cy dessus le corps de Marie Lortet, fille de Sieur Lortet dit meunier traiteur demeurant à Lyon rue Sirène et de Claudine Girardin son épouse en la dite demeure en présence de Sieur Jaque Girardin son oncle teneur de livres à Lyon et de Charles Jantet Me charpentier à Lyon qui ont signé ledit Jantet avec sa marque ordinaire

en vertu de l'ordonance cy jointe en date de ce jour trentieme may mil sept cent soixante et dix, rendue par monsieur le juge de la juridiction d'Irigny, nous soussignés vicaire de ladite parroisse d'Irigny avons inhumé le même jour etan que cy dessus le corps de Sieur Faldony, italien de nation, maître en fait d'armes demeurant à Lyon dont on ignore la patrie, en présence de Sieur Jaque Girardin teneur de livres audit Lyon et de Charles Jantet Me charpentier en la susdite ville qui ont signé ledit Jantet avec sa marque ordinaire


-On remarque que "Thérèse" s'appelait en fait Marie... Selon les sources on la trouve aussi prénommée Marie-Thérèse.
-Aucune précision n'est donnée sur l'âge ni la raison du décès ; non plus sur le lieu d'inhumation : il s'agissait d'un suicide, celle-ci n'a donc sans doute pas été effectuée au cimetière et encore moins en l'église d'Irigny... Il est possible que leur tombe ait été creusée dans la propriété des parents de Thérèse ; mais les registres restent laconiques sur cette affaire qui heurtait les sensibilités, sinon morales, du moins religieuses, des habitants du village.

[Selon les anciens Irignois, la maison en question a longtemps été conservé en l'état, mais la chapelle a disparu lorsque l'on a ajouté un étage. En 1960 ne subsistaient deux ouvertures dans le mur extérieur. La maison et la chapelle des suicidés ont été démolies en 1976 (communication de Monsieur Louis Dunand, historien d'Irigny]

Les retentissements

Ce double suicide des amants fit sensation dans tout le pays... Thérèse et sa famille étaient connus dans les villages environnants, étant propriétaires de quelques domaines, de même qu'à Lyon, en tant qu'aubergistes. La chapelle lieu du drame fut longtemps l'objet de visites de curieux, venant de ces villages et de Lyon.
Quant au fait lui-même, il fut amplifié, dénaturé ou interprété selon des préférences d'écrivains ou d'époques, laissant sa trace dans la littérature de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe.


Lorsque le drame se déroula, Jean-Jacques Rousseau logeait à Lyon, chez les parents Lortet, comme il l'avait déjà fait à plusieurs reprises dans le passé.
Dans la cour de cet Hôtel de Notre-Dame de Pitié, on lisait jadis l'inscription suivante placée au-dessus du buste de Jean-Jacques Rousseau : "Jean-Jacques Rousseau a logé dans cet hôtel en 1732".
Il y revint en 1768 "du dix-huit juillet jusqu'au milieu du mois suivant". Il eut donc maintes fois l'occasion de voir Thérèse, d'engager la conversation avec elle et d'apprendre à la connaître.

Lui qui avait, 9 ans auparavant, décrit les amours contrariées de deux jeunes amants dans "Julie ou la Nouvelle Héloïse" trouva sans doute un écho troublant à son oeuvre dans ce fait divers qui le toucha d'autant plus qu'il en connaissait les protagonistes... Il fit l'épitaphe suivante:

"Ci-gisent deux amants, l'un pour l'autre ils vécurent
L'un pour l'autre ils sont morts et les lois en murmurent
La simple piété n'y trouve qu'un forfait
Le sentiment admire et la raison se tait."

[L'hôtel de la rue Sirène a été démoli en 1864 ; la maison, située au N°34 de la rue de Hôtel-de-Ville, s'élève sur son emplacement.]


Au même moment, Voltaire se trouve en son château de Ferney. Marqué lui aussi par ce fait divers, il ajoutera, dans son Dictionnaire Philosophique, à la suite de l'article "de Caton et du suicide" un chapitre intitulé "Précis de quelques suicides singuliers"[Source]:

 
 
"Voici le plus fort de tous les suicides. Il vient de s’exécuter à Lyon, au mois de juin 1770.

Un jeune homme très connu, beau, bien fait, aimable, plein de talents, est amoureux d’une jeune fille que les parents ne veulent point lui donner. Jusqu’ici ce n’est que la première scène d’une comédie, mais l’étonnante tragédie va suivre.
L’amant se rompt une veine par un effort. Les chirurgiens lui disent qu’il n’y a point de remède : sa maîtresse lui donne un rendez-vous avec deux pistolets et deux poignards afin que si les pistolets manquent leur coup, les deux poignards servent à leur percer le coeur en même temps.
Ils s’embrassent pour la dernière fois ; les détentes des pistolets étaient attachées à des rubans couleur de rose ; l’amant tient le ruban du pistolet de sa maîtresse ; elle tient le ruban du pistolet de son amant. Tous deux tirent à un signal donné, tous deux tombent au même instant.

La ville entière de Lyon en est témoin. Arrie et Pétus, vous en aviez donné l’exemple ; mais vous étiez condamnés par un tyran, et l’amour seul a immolé ces deux victimes."

 
 

Voltaire, qui fait ici allusion à la tragédie de 1702 "Arrie et Petus ou les amours de Neron" écrivait d'ailleurs à un ami, le 30 juillet :

"Ils se tuent tous les deux en même temps, cela est plus fort qu'Arrie et Petus. La justice n'a fait aucune infamie de l'affaire, cela est rare." [Source]


Les revues de l'époque font état, également, d'un drame en 5 actes et en vers, composé "sur la fin tragique de deux amants, qui se tuèrent en 1770 dans une église de Lyon, au pied de l'autel" et dû à Pascal de Lagouthe ; ce drame sera joué à Paris et à Londres en 1776.


En 1783, le poète Nicolas-Germain Léonard (1744-1793) publia un ouvrage en trois volumes intitulé "Lettres de deux amants habitants de Lyon, contenant l'histoire tragique de Thérèse et Faldoni", où des souvenirs personnels ajoutaient leur mélancolie à celle de l'aventure elle-même, ce qui suscita d'ailleurs quelques critiques de la part d'observateurs qui déploraient la déformation de certains éléments importants de l'histoire d'origine.
Cette oeuvre connut pourtant un franc succès, et fut même traduit en anglais pour finir par faire pleurer outre-Manche...

Rééditée (Ed. Horvath) il y a quelques années, cette oeuvre a fait, en 1988, l'objet d'une thèse de Français à l'Université de Brown, aux Etats-Unis. [Source]


Jean-Baptiste Augustin Hapdé écrivit, en 1809, un mélodrame en 3 actes qu'il intitula "Thérèse et Faldoni ou le délire de l'amour". Cette pièce, créée au Théâtre des Célestins, à Lyon, connut un franc succès et fut reprise à l'Odéon de Paris en 1812 sous le titre "Célestine et Faldoni ou les amans de Lyon - drame historique".

En voici une copie des premières pages [Source]:

 

Dans sa Préface, voici comment Hapdé résume l'histoire des deux amants:

Il est à noter que, outre le changement de prénom de l'héroïne entre Lyon et Paris, Hapdé modifia la fin de sa pièce pour le public de l'Odéon : Faldoni était alors seul à rendre le dernier soupir, et son amante tombait dans un évanouissement trop violent pour ne pas laisser supposer une mort prochaine, tout en ne la garantissant pas comme certaine... d'où un abîme de perplexité pour le public parisien :

"Meurt-elle, ne meurt-elle pas avec son cher Faldoni? lisait-on dans le Journal des Débats ... L'évanouissement fait une grande incertitude sur la destinée de l'amante. Si toutes les femmes qui s'évanouissent mouraient, une grande mortalité régnerait sur le sexe... "

Le succès de ce drame bourgeois fut très vif à Paris ; toutefois certaines critiques mirent en doute la légitimité de l'utilisation de l'anévrisme de Faldoni comme "ressort" dramatique : un mal physique exerçant sur l'action une influence capitale. Hapdé jugea alors bon de mettre en tête de sa brochure, à la suite du récit de l'histoire vraie des deux amants, une définition de l'anévrisme empruntée au Dictionnaire de Médecine...:


Il est permis d'ajouter, à la liste des oeuvres que fit naître cette histoire, les quelques pièces parodiques qui furent créées à la suite, en 1812, telles que ... "Galantine et l'Endormi", dans laquelle l'amante propose à son Endormi un suicide par étouffement aux marrons rôtis... ou encore "Romantisme et Agoni, ou les effets de l'amour et du ver solitaire", qui mettait en scène l'empoisonnement mutuel des amants au moyen de pistolets de pain d'épices....


Redevenons plus sérieux en laissant la synthèse de la grande inspiration que suscita cette histoire à Fontanes, futur ami de Châteaubriand, qui écrivait en 1792 :

 
 
"Thérèse et Faldoni! Vivez dans la mémoire;
Les vers doivent aussi consacrer votre histoire.
Héloïse, Abélard, ces illustres époux,
Furent-ils plus touchants, aimaient-ils mieux que vous?
Comme eux, l'amour en deuil à jamais vous regrette;
Qu'il console votre ombre, et vous donne un poète!"
 
 



Sources et remerciements

-Registres paroissiaux d'Irigny (Rhône), BMS 1770
-Chronique d'Irigny, village du Lyonnais, tome II - Yves Chauvin - Ed. par l'Association Louis Dunand, 1994.
-Lettres de deux amants habitants de Lyon, Roman - N.G. Léonard - Ed. Horvath, 1994.
-Annales d'un village de France : Charly-Vernaison en Lyonnais, tome III - père Vignon
-Revue d'Histoire de Lyon, 1902, pages 33 à 50 : article de Baldensperger : "Les deux "amants de Lyon" dans la littérature"
-sites Web:
http://www.lefameuxchevalier.com/discographie/Gabriel%20Banat%20traduction.htm (NB juin 2005 : lien brisé dont je n'ai pas retrouvé d'équivalent ...)
http://www.voltaire-integral.com/18/caton.htm
http://gallica.bnf.fr/
http://www.stg.brown.edu/resources/archivist/degrees/honors/h-f.html (NB juin 2005 : lien brisé dont je n'ai pas retrouvé d'équivalent ...)
http://www.geocities.com/Colosseum/Field/6175/hist.htm
http://chevalierdesaintgeorges.homestead.com/Escrime.html

Merci au personnel de la Mairie d'Irigny et à Francis Gros.



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